Histoire de l’informatique à l’école: de Hebenstreit (1973) à l’option informatique (1981)

Aux origines de l’informatique éducative en France : entre vision pédagogique et expérimentation institutionnelle

Quand Jacques Hebenstreit prend la parole en juin 1973 à Grenoble pour sa conférence sur « l’apport spécifique de l’informatique et de l’ordinateur à l’enseignement secondaire », peu imaginent que ses réflexions vont éclairer un débat qui traverse encore notre époque. Huit ans plus tard, le 23 juillet 1981, le ministère de l’Éducation nationale franchit un cap décisif en créant une option informatique expérimentale en classe de seconde. Cette séquence historique révèle les enjeux fondamentaux de l’intégration du numérique dans l’enseignement des sciences.

Un visionnaire face aux défis pédagogiques

En 1973, l’informatique demeure encore largement confinée aux laboratoires de recherche et aux grandes entreprises. Pourtant, Jacques Hebenstreit, professeur à l’École supérieure d’électricité (SUPELEC), ose imaginer son potentiel éducatif. Sa vision dépasse largement la simple utilisation d’un nouvel outil : il s’agit de repenser la transmission des savoirs scientifiques.

À SUPELEC, Hebenstreit dirige dès le début des années 1970 le développement du LSE (Langage Symbolique d’Enseignement), une innovation remarquable pour l’époque. Contrairement aux langages de programmation anglophones dominants comme le BASIC, le LSE adopte une syntaxe française, rendant l’apprentissage de la programmation accessible aux élèves français. Ce choix, loin d’être anecdotique, traduit une philosophie pédagogique profonde : l’informatique doit s’adapter à l’apprenant, et non l’inverse.

La simulation comme révolution pédagogique

La conférence de Grenoble de 1973 marque un tournant conceptuel. Hebenstreit y développe une idée révolutionnaire pour l’époque : l’utilisation de la simulation informatique comme « moyen d’avoir accès à des niveaux intermédiaires d’abstraction » en sciences expérimentales. Cette approche transforme radicalement la relation entre théorie et pratique dans l’enseignement scientifique.

Traditionnellement, les élèves apprenaient les lois physiques par cœur avant d’observer leurs applications lors de travaux pratiques souvent limités par les contraintes matérielles. La simulation informatique ouvre une troisième voie : la possibilité d’expérimenter virtuellement des phénomènes impossibles à reproduire en classe, de faire varier les paramètres à volonté, d’observer les conséquences de modifications en temps réel.

L’expérience des 58 lycées : un laboratoire grandeur nature

Le LSE trouve rapidement son terrain d’expérimentation dans « l’expérience des 58 lycées », menée entre 1972 et 1980. Cette initiative ambitieuse équipe 58 établissements d’ordinateurs CII Mitra 15, faisant de la France un pionnier européen de l’informatique éducative. Le lycée Pierre-Corneille de La Celle-Saint-Cloud, premier établissement doté, devient le théâtre d’une collaboration fructueuse entre les ingénieurs de SUPELEC et les enseignants du secondaire.

Cette expérience révèle l’importance cruciale de la formation des enseignants. Il ne suffit pas d’installer des machines ; il faut transformer les pratiques pédagogiques, repenser les curricula, former les professeurs à de nouveaux outils et méthodes. Les résistances sont nombreuses, mais les premiers retours d’expérience sont encourageants.

1981 : l’institutionnalisation d’une vision

La note du 23 juillet 1981 du ministère de l’Éducation nationale constitue l’aboutissement logique de cette décennie d’expérimentation. En créant une option informatique expérimentale en classe de seconde, les autorités reconnaissent officiellement l’informatique comme une discipline à part entière, et non plus seulement comme un outil au service d’autres matières.

Cette option, initialement déployée dans 10 à 12 lycées, vise à « étudier l’apport de l’informatique à la formation générale des élèves ». Le programme est ambitieux : il couvre autant les aspects techniques (matériel, logiciels) que conceptuels (algorithmique, bases de données), tout en développant des compétences transversales comme la résolution de problèmes et le travail en équipe.

L’organisation pédagogique témoigne d’une approche équilibrée : une heure de cours théorique complétée par une heure et demie de travaux pratiques en classe dédoublée. Les enseignants bénéficient de 2,5 heures annuelles pour leur formation continue, reconnaissance implicite de la complexité de cette nouvelle discipline.

Des enjeux toujours d’actualité

Cette séquence historique éclaire remarquablement les débats contemporains sur le numérique éducatif. Les questions soulevées par Hebenstreit en 1973 résonnent encore aujourd’hui : comment intégrer efficacement les outils numériques dans l’enseignement scientifique ? Faut-il enseigner l’informatique comme discipline autonome ou l’intégrer transversalement dans toutes les matières ? Comment former les enseignants à ces nouveaux défis ?

L’expérience française des années 1970-1980 montre que l’innovation pédagogique véritable ne réside pas dans la technologie elle-même, mais dans la capacité à repenser fondamentalement les méthodes d’enseignement. La simulation informatique, la programmation accessible, la résolution collaborative de problèmes : autant d’approches qui transforment l’élève de spectateur passif en acteur de ses apprentissages.

Une leçon d’histoire pour l’avenir

Aujourd’hui, alors que l’intelligence artificielle et les technologies immersives bousculent à nouveau le paysage éducatif, l’héritage de Jacques Hebenstreit et de l’option informatique de 1981 reste précieux. Il nous rappelle que l’innovation pédagogique authentique exige du temps, de la formation, de l’expérimentation et surtout une vision claire des finalités éducatives.

L’enseignement des sciences au collège et au lycée continue de bénéficier de cet héritage. La programmation, devenue obligatoire en mathématiques, la simulation numérique en physique-chimie, l’utilisation de logiciels spécialisés en sciences de la vie et de la Terre : autant d’évolutions qui trouvent leurs racines dans cette période fondatrice.

Cinquante ans après la conférence de Grenoble, la vision de Jacques Hebenstreit s’est largement concrétisée. L’informatique est devenue omniprésente dans l’enseignement scientifique, transformant non seulement nos outils mais aussi notre façon de concevoir l’apprentissage. Une révolution silencieuse qui continue de s’écrire dans nos salles de classe.

Pour aller plus loin, un article de Jacques Baudé sur le site edutice.


Sources :

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