C’est arrivé un 20 août 1969 : ARPANET, les premiers pas vers Internet

Imaginez un monde où les ordinateurs ne peuvent pas se parler. Un monde où chaque machine reste isolée dans son coin, où partager des données nécessite de déplacer physiquement des bobines de bande magnétique, et où la collaboration entre chercheurs séparés de quelques kilomètres relève du parcours du combattant. C’était la réalité en cette fin des années 1960. Jusqu’à ce jour particulier d’août 1969 où tout a basculé.

Le 20 août 1969, dans les locaux de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), le réseau ARPANET devient officiellement opérationnel. Un événement qui peut paraître anecdotique, mais qui marque en réalité la naissance de ce qui deviendra le plus grand réseau de communication jamais créé par l’humanité : Internet.

Quand la guerre froide accouche d’une révolution

L’histoire d’ARPANET commence dans les bureaux feutrés du Pentagone, en pleine guerre froide. Nous sommes en 1957, et le monde retient son souffle : l’Union soviétique vient de lancer Spoutnik, le premier satellite artificiel. Pour les Américains, c’est un choc. Comment ont-ils pu être devancés dans la course technologique ?

La réaction ne se fait pas attendre. En 1958, le président Eisenhower crée l’ARPA (Advanced Research Projects Agency), une agence chargée de maintenir la supériorité technologique américaine. Parmi les nombreux projets de cette agence, un homme va porter une vision révolutionnaire : J.C.R. Licklider.

En 1962, ce psychologue reconverti dans l’informatique prend la direction de l’IPTO (Information Processing Techniques Office), le bureau des techniques de traitement de l’information de l’ARPA. Licklider a une obsession : faire communiquer les ordinateurs entre eux. Dans son bureau de Washington, il dispose de trois terminaux, chacun connecté à un ordinateur différent. Pour passer de l’un à l’autre, il doit se lever, changer de terminal, apprendre de nouveaux codes… Une perte de temps considérable qui lui donne une idée : et si tous ces ordinateurs pouvaient être reliés par un seul réseau ?

Les visionnaires se rencontrent

L’idée de Licklider trouve un écho chez Robert Taylor, qui lui succède à la tête de l’IPTO en 1965. Taylor partage la même frustration et la même vision. Il faut dire que le contexte s’y prête : l’ARPA finance des projets de recherche dans une trentaine d’universités américaines, chacune dotée d’ordinateurs coûteux mais incompatibles entre eux. Un gaspillage de ressources que Taylor refuse d’accepter.

En 1966, Taylor obtient un budget d’un million de dollars pour développer ce réseau révolutionnaire. Il recrute Larry Roberts, un brillant ingénieur du MIT, pour diriger le projet. Ensemble, ils vont poser les bases techniques d’ARPANET.

L’innovation principale ? Abandonner le principe des communications téléphoniques classiques (la « commutation de circuits ») au profit d’une technique révolutionnaire : la « commutation de paquets ». Plutôt que de monopoliser une ligne pour toute la durée d’une communication, cette méthode découpe les messages en petits « paquets » qui voyagent indépendamment sur le réseau avant d’être reconstitués à l’arrivée. Une approche plus efficace et plus résistante aux pannes.

La construction du rêve

En juillet 1968, l’ARPA lance un appel d’offres pour construire ce réseau expérimental. Plus d’une centaine d’entreprises sont contactées, mais la plupart déclinent. IBM et AT&T, les géants de l’époque, ne croient pas au projet. C’est finalement une petite société de consultants du Massachusetts, Bolt, Beranek and Newman (BBN), qui remporte le marché.

Une équipe de sept personnes, dirigée par Frank Heart, se met au travail. En neuf mois seulement, ils conçoivent et construisent les IMP (Interface Message Processors), ces petits ordinateurs gros comme des réfrigérateurs qui vont servir de routeurs au réseau. Chaque IMP coûte 100 000 dollars et peut transférer des données à la vitesse révolutionnaire de 50 kilobits par seconde.

Le 20 août 1969, le premier IMP est installé à UCLA, dans le laboratoire de Leonard Kleinrock. Ce professeur aux allures de savant fou a développé les théories mathématiques qui sous-tendent la commutation de paquets. Son laboratoire devient le premier nœud d’ARPANET, marquant officiellement la naissance du réseau.

Le premier message de l’histoire d’Internet

Mais avoir un seul ordinateur connecté ne fait pas un réseau. Il faut attendre le 1er octobre pour que le deuxième IMP soit installé au Stanford Research Institute (SRI), à 500 kilomètres au nord de Los Angeles. Le réseau peut enfin prendre vie.

Le 29 octobre 1969, à 22h30 précises, l’histoire bascule. Dans la salle 3420 du Boelter Hall d’UCLA, Charley Kline, un étudiant programmeur, tente d’envoyer un message au SRI. Il veut taper « LOGIN » pour se connecter au système distant. Il frappe « L »… puis « O »… et là, catastrophe ! Le système plante.

Ce premier message de l’histoire d’Internet ne contient donc que deux lettres : « LO ». Certains y verront plus tard un symbole prophétique, car « LO » peut se lire comme l’exclamation biblique « Lo! » (« Voici ! »), comme pour annoncer la naissance d’une nouvelle ère.

Une heure plus tard, après avoir résolu le bug, Kline parvient à envoyer le mot complet. La connexion est établie, ARPANET fonctionne. Le réseau des réseaux est né.

L’expansion foudroyante

Le succès dépasse toutes les espérances. En décembre 1969, deux autres universités rejoignent le réseau : l’université de Californie à Santa Barbara et l’université d’Utah. ARPANET compte désormais quatre nœuds.

L’expansion se poursuit à un rythme soutenu. En 1971, le réseau relie 23 sites. En 1973, il franchit l’Atlantique avec sa première connexion internationale vers la Norvège. En 1977, ce sont 111 ordinateurs qui communiquent via ARPANET.

Mais le véritable tournant arrive en 1973, quand deux jeunes chercheurs, Vint Cerf (alors à Stanford) et Bob Kahn (à l’ARPA), commencent à réfléchir à un problème apparemment insoluble : comment connecter des réseaux différents entre eux ? Car ARPANET n’est plus seul. D’autres réseaux se développent : des réseaux radio pour les militaires, des réseaux satellites, des réseaux universitaires…

La révolution TCP/IP

En juin 1973, dans le hall d’un hôtel de San Francisco, Cerf griffonne sur une enveloppe les premières idées de ce qui deviendra le protocole TCP/IP (Transmission Control Protocol/Internet Protocol). Cette suite de protocoles va permettre à n’importe quel réseau de communiquer avec n’importe quel autre, posant les bases de l’Internet moderne.

Le 1er janvier 1983, ARPANET abandonne son protocole d’origine (NCP) et adopte officiellement TCP/IP. Cette date marque la naissance officielle d’Internet tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Des militaires aux citoyens

ARPANET était né d’un besoin militaire, mais il va rapidement déborder ce cadre. Les chercheurs découvrent de nouveaux usages : le partage de fichiers, la connexion à distance, et surtout… l’email ! Inventé en 1971 par Ray Tomlinson (qui invente aussi le symbole « @ »), le courrier électronique devient rapidement l’application la plus populaire du réseau.

En 1983, ARPANET se scinde en deux : d’un côté MILNET pour les applications militaires, de l’autre NSFNet pour la recherche universitaire. Cette séparation ouvre la voie à l’usage civil d’Internet.

En 1990, ARPANET tire sa révérence. Mission accomplie : il a démontré la faisabilité des réseaux informatiques et donné naissance à Internet. Un an plus tard, Tim Berners-Lee invente le World Wide Web au CERN, rendant Internet accessible au grand public.

L’héritage de cette journée d’août

Qui aurait pu imaginer, ce 20 août 1969, que ce modeste réseau expérimental transformerait le monde ? Que cette connexion entre quelques universités américaines donnerait naissance à un outil utilisé par plus de 5 milliards de personnes aujourd’hui ?

ARPANET a révolutionné bien plus que l’informatique. Il a transformé notre façon de communiquer, de travailler, de nous divertir, d’apprendre. Il a rendu possible l’émergence de géants comme Google, Amazon, Facebook. Il a permis des révolutions politiques, sociales, économiques.

Les principes posés ce jour d’août 1969 restent d’une actualité saisissante. La décentralisation (aucun ordinateur central ne contrôle le réseau), la redondance (si un chemin est coupé, les données trouvent automatiquement une autre route), l’ouverture (n’importe qui peut rejoindre le réseau) : ces concepts forgés dans les laboratoires de la guerre froide sont devenus les piliers de notre société numérique.

Une leçon pour aujourd’hui

L’histoire d’ARPANET nous enseigne que les plus grandes révolutions naissent souvent de la rencontre entre une vision audacieuse et des contraintes techniques. Licklider et Taylor avaient un rêve : faire communiquer les machines. Roberts, Kleinrock, Heart et leurs équipes ont trouvé les moyens de le réaliser.

Elle nous rappelle aussi que l’innovation vient rarement d’où on l’attend. Qui aurait parié sur une petite société de consultants face aux géants IBM et AT&T ? Qui aurait imaginé que des étudiants griffonnant sur des enveloppes révolutionneraient l’humanité ?

Enfin, ARPANET illustre la puissance de la recherche fondamentale et de la collaboration. Sans le financement public de l’ARPA, sans la coopération entre universités, sans le partage des connaissances, Internet n’existerait pas.

Alors la prochaine fois que vous enverrez un email, que vous consulterez un site web ou que vous échangerez avec un ami à l’autre bout du monde, souvenez-vous de cette journée du 20 août 1969. Souvenez-vous de ces pionniers qui, dans leurs laboratoires, ont tissé les premiers fils de la toile mondiale qui nous unit aujourd’hui.

Car oui, c’est bien ce jour-là, dans un laboratoire de Los Angeles, que le futur a commencé.


Sources :

Blason_La_Veuve
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